Tandem à deux rousses

Le poing toujours en l'ai mais sachant que le coup a fait mouche, je bois négligemment dans ce qui me reste de fond de choppe ; au détail près que je finis de le gaspiller quand mes yeux retombent sur le superbe plané qu'Erwin offre à l'assemblée des buveuses et des buveurs attablés, puisque je manque de me noyer dans ma pinte de gueuze et fait un bel unisson de toux avec la nouvelle ; spectacle son et lumière pour ceux qui me voient me barbouiller de mousse jusqu'aux vibrisses que j'ai sur le front. Je ramène mon poing serré devant moi et passe de mes phalanges à la poupée de chiffons qui gît au fond de la salle, baptisée par les trois ou quatre choppes renversées au passage … puis lui reproche d'une voix forte :

« Non, mais ça va pas, gueule d'endive ? J'aurais pu te tuer ! »

Ne me regardez pas comme ça, je sais que ce que je dis manque cruellement de logique pour ce qui vous sert de cervelle ; et puis, il paraît bien mort, étendu comme il l'est, là … j'aurais réussi ? Ah, non, il gigote encore et reviens à lui ainsi qu'à nous pour nous faire l'honneur d'encore quelques longues, très longues années de petites blagues dont la date péremption est pire que dépassée.

« On célèbre toujours les nouveaux avec nourriture, boisson et tapis rouge, Erv, ici ; touche encore une fois à une bière que tu n'as pas payé, et je le rougirai de tes tripes ; arrête de sourire, je te jure que je le ferai, vielle croûte. »

Il va finir par les goûter en détail, les griffes, et sa barbe si précieuse n'ira pas faire d'aussi vieux os que lui s'il continue à s'acharner comme ça. On respecte la reine en son domaine, monsieur ; je serais jarl, je t'aurais collé en cellule de dégrisement. Lily sait me remettre d'humeur en faisant apparaître les dés de mon singe préféré dans ses paluches velues. J'explique à Zirro :

« Avant, quand j'en étais encore à mettre les choses au oint dans la zone, le jeu préféré de mes gars c'était les osselets. Puis des guignols un peu plus avinés nous ont rejoints, et là c'était plus la peine de compter sur l'adresse de personne pour y jouer ; t'en as qui sont plus tactiques avec les dés, mais les andouilles comme Erwin ont préféré remettre au goût du jour les paris en un à trois tours. Sinon, tu as le Poker ; ça y passe aussi. J'ai jamais eu le courage de leur laisser un de mes jeux personnels : quand ces gueux finissent ronds comme des coins, ils seraient capables d'en manger les pions. Certains attendent d'ailleurs encore de chier les kerami qu'ils ont gagné la veille. Je dirai pas à qui c'est arrivé, l'autre macaque irait dire que je suis mauvaise langue. »

N'allez pas croire qu'en cet instant je pointe l'intéressé : venez plutôt le voir, et passez nous le coucou, asseyez-vous et buvez un coup.

« Des lieux sombres et obscurs oui ; c'est là que tes kerami doivent passer un bon séjour, mais évite de nous mettre au parfum : on a pas trop envie que Zirro note ça. »

« Ma douce », qu'il s'en va ; vieux cochon, va : avec une cervelle de vielle croûte plus le fringant d'un jeunot, bien sûr que monsieur doit coller au train de toutes les Dalentiennes … et leurs maris au sien. Je ne sais pas s'il se sentirait de faire la cour trop longtemps à cette petite jusqu'au moment de conclure : la mignonne, avec sa jolie tignasse, ses grands yeux de biche et son innocence de fillette lui vaudrait de se reprocher d'avoir seulement pensé se frotter à une copie conforme de sa Lily. Je sais que même sous le coup de la boisson, que ce qu'il a pu en boire se compte en verres ou en fontaines, il y a des choses qui ne lui passeraient même pas par l'esprit … ce si petit son esprit soit-il. J'essaie de ne pas trop montrer mon amusement, la dégringolade du mercenaire encore trop fraîche dans les mémoires pour me laisser aller vraiment. J'aligne les choppes enfin sèches devant moi et m'en saisis pour les mouiller de tout autre chose que de l'eau, mon chiffon jeté par-dessus mon épaule.

« Les lieux sombres et obscurs, c'est surtout le meilleur endroit pour passer la dernière des soirées de ta vie si tu n'y croises pas les bons gars, » avertis-je, comme la mousse coule et pétille au fond des pintes (vrai petit bijou que les cervoisiers m'ont ramené et que j'ai fait houblonner ; les notes chaleureuses de cet arômes si reconnaissable sont charriées par les bulles fraîches qui sautent et dansent jusqu'à mon flair humide), « Tu devrais garder ta prudence tant que t'as pas encore réussi à avoir l’œil pour trouver les copains. »

Les mains chargées, j'ouvre le portillon qui mène vers la salle d'un petit coup de hanche, sers les boissons vers les gosiers les plus asséchés qui attendent leur becquée. Je ne cesse pas pour autant de discuter.

« De un : tu te piquerais pas autant si t'essayais pas de tricher ; de deux : t'as trois vaches encore dans le rectum, si je me souviens bien de ce qui était marqué dessus. »

Je m'essuie les mains, reviens à eux et m'adosse au bar pour avoir un œil sur eux-trois. La proposition de Lily n'est pas pour me déplaire : je verrai bien si la relance implique forcément ou non les trois dés. Je n'ai qu'une condition :

« Pour moi, ça marche. Tant que les perdants se se partagent la dépense. »

Zirro semble hésiter encore un peu avant de s'emparer des dés ; mais connaissant Lily, il serait surtout affaire de se laisser aller. Et voilà qu'un bon vieux larron supplémentaire s'en vient rejoindre la partie : Daïa, que nous connaissons bien par ici. C'est la plus sympa qui commence : Lily s'est saisi des petits polyèdres blancs, les fait claquer entre ses phalanges jointes et, par trois fois d'affilée (ce qui me retire tout espoir de tenter un poker ou de rectifier les lancés), les fait rouler sur le comptoir … et, par trois fois d'affilée, nous fait à nouveau étalage de sa chance improbable. Nous ouvrons tous des yeux ronds après les quelques félicitations qui s'imposent, avant de la voir tendre le trio des petits dés à sa pelsøster ; la barmaid (c'est à dire moi-même, si vous me suivez bien) s'interpose et bouleverse un peu l'ordre des sympathies.

« Epepep ! Le gérant veut s'assurer qu'ils sont bien comme il faut, ces dés, » grondé-je par plaisanterie, ma main sur celle de Lily pour en prendre les petits bouts d'ivoire sculptés, « ce sont ceux d'Erwin, après tout. »

Et si j'ai l'occasion de pouvoir profiter du beurre et de l'argent du beurre … que dis-je ? De la bière et de l'argent de la bière, j'en serais trop heureuse. Mon premier jet et tous n'ont pas à retenir longtemps leur souffle avant d'en voir le résultat … ma foi, fort navrant. Qui se montre à nous par deux fois sur les planches battues du comptoir. Avant que le précédent accusé ne s'en aille de son grand rire habituel, je me dépêche de ressaisir le petit trio blanc sur la table et de les faire cliqueter les uns contre les autres.

« J'vais m'refaire. J'vous l'jure, j'vais m'refaire, » que je me mets à grommeler, en vain : tout le monde sait déjà que j'ai perdu.

Pour l'honneur ! Et les voici qui roulent, roulent … le dernier tangue, lentement, se balance d'un côté … et puis de l'autre. Qu'il n'aille pas me refaire un un. Pas encore … s'il vous plaît, par tous les Seigneurs du jeu, je vous en prie. Alea jacta est ; et là le sort tombe : c'est un deux ! L'honneur est sauf.

« C'est d'la merde, tes dés, » lancé-je à la vieille croûte accoudée au bar, avant de reprendre le sourire : « à qui l'tour ? »

J'enfouis ma truffe dans ma cape et y grommelle tout ce que je peux : tous les mots et toutes insultes les plus fleuris que jamais au grand jamais je ne souhaiterais partager avec Lily (mais que je réserve tous aux autres lurons attablés ce soir) y passent, et sont bien sentis. La veinarde ; pas la plus petite goutte de triche dans le score qu'elle nous a sorti aux dés, et je les voix tous suivre le mouvement pour chaque fois faire toujours mieux que moi : Zirro (débutante, va), Erv (je demanderai au vieux de me filer ta paie) et même Daïa (toi tu la toucheras pas) ne se retiennent pas pour ce qui est de crâner juste devant-moi ; heureusement qu'on rappelle que j'ai un peu modifier les termes du contrat, sinon je serais effectivement la grande perdante de ce soir. À la réplique du vieux Krieger, je n'ai que le plus beau des sourires ; assez pour qu'on m'avance un peu des bons dieux sans confession :

« Je ne vois pas ce que tu veux dire : ma marge bénéficiaire est … ah ! Tout à fait ridicule sur les produits que je mets en vitrine. »

Par contre, ceux qui faisaient mes … comment dire ? Mes vitrines parallèles ? Eux, c'est tout autre chose. Je repasse derrière le comptoir ; fauche au passage les dés de Krieger ; fais glisser sa choppe à la gagnante et tends une main affamée de son argent vers ces messieurs-dames. De l'autre, je fais rouler un nouveau score, plus brillant celui-là ; au second, un geste de mes queues et pattes rendus invisibles à la salle change mon 1 pour un 3 ; j'essaie de ne pas trop être gourmande et laisse mon troisième jet tel quel.

« Alors, on poursuit l'offensive avec les même règles et ensuite on se fait un Poker ? Je chasserai tous les rigolos de ce bar et on se pariera des actions ou des vérités ? »

Je frappe de mon poing le bois usé qui me sers à servir la clientèle, ciré de frais, pour me pencher tantôt vers notre jeune rouquine toute neuve, tantôt vers notre bonne vieille ardoise à pattes :

« Sauf si vous n'en avez pas le courage ? »