Réunion familiale

La lucarne qui donne sur le port commence à prendre le soleil ; les rayons qui peignent à grands traits mon lit commencent à chauffer ma place. Il semble faire beau temps, pour la saison, et je me plais à en profiter encore un peu sous la couette. Malgré l'heure pourtant matinale, voilà un moment que je paresse et m'emploie à goûter pleinement au plaisir simple de prendre toute la place qu'on veut sous des draps encore tièdes … peu avant de s'y enrouler toute entière. Il est parti dans la nuit, sans réussir à dormir ; l'aube allait poindre, et, en grand maître des arts de la discrétion, il est parvenu à reverser tout ce qu'il y avait à renverser dans mon alcôve. Toujours sur la pointe des pieds, bien entendu, et en ne jurant pas plus fort qu'un murmure : parce que s'insulter (même tout bas) après avoir cogné dans un scabellon de pur style tiers-dynastique tout droit exhumé des anciens royaumes aide vraisemblablement et contre toute attente scientifique à faire oublier le bruit qu'on a fait. Je resterais volontiers un peu plus longtemps en travers des oreillers, mais ce serait sûrement bien dommage de ne rien passer de décent avant l'arrivée du grand manitou et de sa fille dans mon boudoir pour me rappeler à l'ordre : vu le peu d'intimité que cette vieille halle nous offre, à moi et mes gars, j'aimerais bien la conserver encore un peu. C'est pas tout de l'avoir prétendument réaffectée sous une enseigne de gargot de chantier, ça me plairait autant d'y loger en paix.

Puisqu'il faut y aller, je roule de côté jusque dans la ruelle pour y chausser mes guêtres, boutonner des vêtements et nouer ma cape en prévision de la mousson qui finira bien par tomber. Je barbote en cuisine une peu de cette vraie nourriture qui nous sert à maintenir une image fausse de petit bistro (mais qui a quand-même ses rentrées d'argent, dès lors qu'on nourrit le chaland) et descends ensuite jusqu'à ce qui servait de débarcadère dans cette mascarade de bâtiment, du temps où je courais par les plaines de Skavot avec mon frère. J'ai congédié tous mes gars, fermé boutique, couvert l'encens, serré les livres de comptes et retourné les chaises sur les tables ; une infusion forte dans une main, mon petit-déjeuner dans l'autre, je suis parée à faire face à la marée – qui devrait bientôt déferler par la grande porte, si je ne me dépêche pas un peu. Ni une, ni deux, je débarrasse l'endroit et prends mon repas sur le chemin, en plus de quelques collations si gentiment offertes, alors pourquoi se priver ? L'hôpital n'est plus très loin : j'ai même bon espoir d'avoir un peu d'avance. La porte principale connaît, bien entendu, une fermeture exceptionnelle. Sauf pour qui a la clef. Je me fraie un chemin entre les séides du médecin, qui font figuration d'infirmiers ou de patients, et parvient enfin à la cour. À temps, au moins pour voir une tignasse à peu près aussi blanche que je le suis passer le seuil de l'aile qui fait face. J'incline la tête à l'adresse de l'homme sur les talons de la jeune femme.

« Mes hommages, docteur. »

Régler tous les détails liés à mes gars m'a mangé tout mon temps ; et revérifier que tout avait bien été fait plus encore. Je suis bien heureuse d'avoir mon premier repas même aussi tard : un petit déjeuner, pris sur le pouce ou en bonne compagnie, à midi ou à minuit, reste l'un des moments que je préfère. Le patron a cette tête des bons jours ; ce n'est pas pour me déplaire : ça veut dire que l'entraînement sera agréable avec Lily. Sans de ces petits yeux plissés qui vous poignardent depuis l'ombre des arches. Je ne m'en suis jamais offusquée : dans ces moments, il a les mêmes pour Erwin, pour l'herbe, pour la fontaine et son gazouillis aqueux, pour Erwin, pour les nuages, pour sa cape qui ne suit pas le pli qu'il voudrait, pour Erwin aussi, pour ses chaussures qui n'ont pas été cirées assez pour qu'il puisse y voir son propre reflet, mais surtout pour Erwin qui doit paraître terriblement hirsute et imparfait aux yeux du démiurge vampirique amateur d'eugénisme poussé. Je suis donc bien loin d'être son sujet de préoccupation principal dans les moments-là, surtout si j'ai eu la présence d'esprit d'amener le malheureux que j'apprécie tout particulièrement dans son rôle de bouclier humain. Lily acquiesce à mon adresse ; je lui réponds en lui donnant l'accolade d'une main, et sirote de l'autre de cette mixture trop infusée supposée me désaltérer.

« Comment tu vas, ma toute belle ? Tu as préparé toutes tes plumes, on peut commencer ? »

Je prends un peu de recul, pose négligemment ma tasse sur le large rebord de la bassine circulaire où un assemblage de tuyaux digne de mon admiration perpétuelle recrache les eaux chantantes de la capitale. Les mains débarrassées, je prends un appui tranquille sur les gardes-fou qui enceignent notre terrain de jeu.

« On va commencer par un petit rappel des tracés dont tu dois te souvenir de l'emplacement sur tes plumes, et de l'ordre dans lequel tu dois les activer selon l'action que tu veux en faire. Il ne te suffira pas de profiter de l'élan offert par tes ailes pour te projeter en avant, mais aussi de savoir contrôler cet élan avec un minimum d'efforts, » avant de lister du bout des griffes : « 1 – position, tu retires l'air devant tes jambes, et rien que devant tes jambes ; 2 – impulsion, tu augmentes la densité devant tes ailes, pour faire une bonne prise, mais pas au-dessus ; 3 – battement, tu actives la bourrasque qui doit te pousser vers l'avant. 4 – ralentis en t'aidant de tes ailes, incline-toi vers l'arrière et garde tes jambes souples. »

Les mains dans les poches, mes deux queues maintenues dans un balancement détendu, je fais distraitement le tour des lieux et achève ma révolution au côté de Mademoiselle Krov.

« On va commencer par un petit trajet en ligne droite, ça marche ma grande ? Allez, à tes marques. Prête ? – MAINTENANT ! »

L'exercice en lui-même ne dépend plus que d'elle, de ses réflexes et de ses propres ressentis. Je la laisse faire, sous l’œil d'aigle du seul juge qui importe ici.

La jeune Krov sait se débrouiller, en magie ; et moi qui avais cru bon de lui rafraîchir la mémoire, je me rends compte qu'elle sait en fait très bien ce qu'elle fait, au point qu'elle se risque même à s'arrêter plus près encore que de coutume : l'air qu'elle déplace n'agite qu'à peine la cape que je porte, son tissus trop lourd pour ondoyer sous cette brise ; je tiens mas oreilles inclinées sur l'arrière de mon crâne, pour marquer aux yeux de mon élève l'appréciation aussi surprise que positive que je fais de ses résultats. Je lui souris très ouvertement, malgré une discrète œillade glissée à son père qui observe toujours, sans jamais rien laisser deviner de ce que lui pense de cette démonstration. J'aurais bien aimé qu'il s'exprime davantage sur la question,puisque ce que je donne là à son enfant et sous son regard scrutateur, ce sont toutes ces petites astuces qui ont su guider mes bras pour me défendre ainsi que mes jambes pour m'échapper pendant tout le temps où j'ai erré dans la capitale, tous ces petits trucs dont j'ai le secret mais que je consens à lui révéler contre argent, protection … et bien plus encore : sa parole. Lily apprend vite, peut-être trop, et bien, peut-être trop aussi : lancer une rixe contre la jeune enfant ne serait plus à mon avantage, ou de trop peu dorénavant.

Et pourtant je lui souris toujours quand je reviens mentalement à elle. J'espère gagner, quelque part, au défi que je compte lancer à la petite créature du vieux Mirage.

« En ligne droite, tu te débrouilles, je le reconnais, » commencé-je, une main posée sur son bras que je tapote, « mais à moins de vouloir fuir ou seulement charger, ma grande, ça ne te permettra pas d'utiliser tes capacités au mieux : tu peux déstabiliser tes adversaires avant même de les fuir, mais pour ça, il faut savoir manœuvrer dans des virages parfois bien secs. »

Plus sec que le genre de piquette dont mes gars se bourrent la gueule à chaque fin de mission et qu'ils ont le culot d'appeler vin. Je me déplace pour prendre position à côté d'elle, soulevant un peu le coin d'une babine mutine :

« Trois tours de fontaine. Tu dois tenir la distance et les finir avant moi. Le jugement de ton père fera foi. Tous les coups sont permis. Si tu tombes, tu reprends le compte de zéro. Ce sera la même chose pour moi. Petit conseil : accélère et ralentis par quarts de tour. Tu perdras en vitesse, mais tu gagneras en assise. Prête ? »

Les mêmes sorts vont entrer dans les futures manœuvres. Au moins pour elle : moi, je n'ai que ma jambes, ainsi que des murs sur lesquels prendre appui.

Lily est restée clouée sur le départ, aveuglée probablement par la poussière que je vais lui faire mordre. Elle a droit à ma plus belle grimace, qui la perturbe assez pour l'étaler de tout son long dans l'herbe rase, les ailes qui battent à vide et se déplument sous la brise que je sème. Je l'entends reprendre ses comptes quand, arrivée seulement au bout de mon premier hémicycle, je m'aperçois n'avoir rien signé. Je jure dans mon col, assez bas pour ne pas être entendue du saint patron, et commence à gesticuler comme la pitoyable chose que je suis.

J'essaie de signer tout en poursuivant ma course, histoire de ne pas me faire devancer par mon élève déjà si tôt dans l'apprentissage que je lui prodigue : c'est une bonne place, de faire cours à la petite protégée du grand manitou, et il paie bien pour ça ! Le temps que je gagne à court terme, je le perds à avoir l'air d'une autiste en gigotant plus que je ne signe. Devant le patron, ça la fout mal. Il va finir par se demander si ma deuxième queue n'est pas un postiche à la fin, ou si je ne laisse pas un peu gagner sa fille ; c'est beau de rêver à la seconde option. Le pire, c'est quand Lily me dépasse après m'avoir gratouillé le haut du crâne. Je suis bouche bée devant l'affront, les bras figés en l'air et toujours en laine course. Elle va voir ce qu'elle va voir : c'est le moment de prendre appui pour me jeter sur l'ingrate : qu'elle m'esquive seulement, pour voir.

Enfin un plan rondement mené, et à bien ! Une petite bourrasque suffit à me donner l'impulsion nécessaire pour me défaire de la prise de l'emplumée dont les ailes blanches viennent me chatouiller la truffe. Me voici repartie, et avec, en prime, le secret espoir d'avoir déséquilibré mon adversaire.