Le Con, la Brute et le Truand

Je me laissai presque aller avec entrain à ce petit jeu qui, je vais vous l'avouer, avait tout à fait chassé de mon esprit l'urgence dans laquelle nous étions. J'allai enchaîner sur une nouvelle flopée d'injures pour le moins colorées et réfléchies, quand le son métallique perdure en écho au coin de mon front. À ce qu'il paraît, c'était un revers de maître, digne des plus grands sportifs auquel j'avais eu droit : la technique la plus aboutie de la maquerelle, et j'en avais été à l'instant l'honoré bénéficiaire. Le choc a le mérite de me remettre les idées en place et de me ramener à la réalité à laquelle nous étions confrontés : nos poursuivants étaient en possession d'un guide aussi doué et sobre que l'avait été le nôtre lors de notre course à travers boyaux et cloaques de la capitale ; ça, ou d'une dose de chance certaine. Au moins le monde se remettait à tourner rond : les dames choisirent de se liguer contre l'ennemi au profit de notre trio. Elles sauraient les ralentir : je décidai de sauter le mur et laisser là la compagnie ; avec un peu d'élan, Erwin ferait un marche-pied idéal pour en atteindre le sommet.

« Tu me pardonneras ! »

Erwin rendit alors un dernier soupir, une fois encore, et tout s'accéléra pour moi ; permettez que je décompose pour vous l'action telle qu'elle se passa : mon acolyte, calmé d'un revers de poêle artistement asséné, fit un tremplin parfait ; si bien que le bond que j'avais préparé m'envoya bien plus loin que ce à quoi je m'attendais (la portée initiale devait seulement me permettre, après tout, d'en saisir le sommet). Chose curieuse, une fois suspendu entre ciel et terre, le plan tout entier de la ville me revint en mémoire et je sus très exactement où j'allais atterrir avant même d'y parvenir. Les hommes, menés par le gargotier, mais encore toutes les prostituées, se figèrent tous pour me regarder.

Et m'accorder un œil compatissant.

Je suppose que ce curieux spectacle me valu, à l'instant, d'effacer tout ce qu'on aurait pu me reprocher ; ou plutôt, tout ce qu'on reprochait au pauvre hère que j'étais par procuration chaque fois que je m'en venais bras dessus, bras dessous avec Erwin. Je glissai, inéluctablement, sur toutes les prises que j'aurais pu saisir. Même me sachant condamné, je ne pouvais m'empêcher d'espérer, ne serait-ce qu'un peu. Une série d'injures fleuries s'échappèrent de moi quand mon corps percuta l'eau du canal en contre-bas. Le lendemain, c'est un Erwin plus chatouilleux du soleil qu'à l'accoutumée qui viendrait me repêcher au bord d'une plage, à proximité du port, avec la terrible nouvelle qui devait suivre : je suis interdit à vie de boire au Grand Large passé dix-neuf heures.