Nouvelle arrivée, nouvel arrivant ! [Libre]

La mousson est déjà bien entamée, et l'accalmie présente est pleine d'une tension électrisante que je sens parcourir la ville toute entière. Le ciel chargé ne fait pas que peser sur ma route mais aussi sur la tête de tous mes concitoyens à l'entour ; je le sais, je le perçois comme jamais et j'ai plus encore en haine ces rondes diurnes dans les rues humides de la capitale (inondées, pour la plupart, mais, et malheureusement pour mes bottes, pas en quantité suffisante pour que l'impraticabilité des lieux n'aille modifier le parcours de ma ronde). J'aimerais me dire que c'est le prix à payer pour me voir offrir uniquement les services de jour ; j'aimerais vraiment. C'est bien dommage, une petite voix n'arrête pas de me hurler que c'est tout de même bien cher payer. Elle me murmure aussi, plus bas, que si je me presse trop toute cette eau pourrait me conduire à contaminer cette bande de loques que j'ai juré de protéger.

Un instinct de chasse m'arrête au port avant que je n'ai pu définir la nature de l'anomalie captée. Je mets un moment avant de m'apercevoir que mes pas se sont calés sur ceux d'un jeune homme : c'est, en apparence du moins, un elfe aux cheveux flamboyants et dont les bras nus n'arborent pas le moindre tatouage impérial (aucun de ceux dont je puis toutefois me souvenir dans l'immédiat). Ce ne sont pas son accoutrement, son air niais le tout joint à son identité incertaine qui ont accroché mon attention.

Enfin, ça aurait pu. Mais non.

Non... Ce qui m'intrigue, et m'inquiète vu que nous sommes à Dühr, c'est... son odeur. Il ne s'agit pas d'un elfe, et son gabarit seul suffirait à me renseigner. J'ai rarement eu l'occasion de me lancer sur la sente de semblable race. Ce parfum est pour le coup inoubliable. Ma main se porte à ma garde et, quand je le surprends finalement sur sa gargouille, l'envie me prend de l'en bousculer. Je pourrai toujours reporter la faute sur l'humidité. Qui irait s'inquiéter d'une raclure issue d'une aussi sale engeance ?

« Un héros ? Ça va, les chevilles, petit gars ? T'as pas trop le melon ? »

Je le pointe avec mon sabre de fonction. Je suis trop bon.

Une bruine, légère mais menaçante (autant que très tentante si je me permets de rappeler mon étrange mais persistante envie de maladroitement en finir avec cette rencontre par une bonne chute, comme celle qu'on réserve en général aux bonnes blagues) vient picoter la peau de mes joues et de mes bras, accentuant la moiteur ambiante. Il fait lourd. Et je ne parle pas du temps. Je passe une main sur mon visage, pour en essuyer quelques gouttelettes trop tentées de pousser la sueur dans mes yeux.

« Par les cinq têtes de l'Hydre … » je lui jette un coup d'oeil entre mes doigts, « … mais ma parole, tu es sérieux. »

Il l'était. Je lui fais signe.

« Descend de ton perchoir, petit. »

Façon de parler. Même un de ces déchets vomis par la crasse du Daemonium ou des Profondeurs ou de je ne sais quel fondement puant de ce monde n'a aucun mal à me regarder de haut.

Il obtempère sans problème ; je jurerais même lire l'incompréhension dans sa gestuelle à un point qui me ferait douter de mon nez. Je reconnais que mes yeux ont du mal de voir bien plus loin, pourtant ce sont bien eux qui me rapportent l'information contradictoire. Je n'en baisse pas pour autant ma garde et conserve l'avantage de ma présente allonge : ce ne serait pas la première fois qu'un de ces sous-elfes s’avérerait atteint de quelque affliction mentale (j'aurais même été surpris du contraire). Il n'empêche, son lexique me désarçonne.

« Les mercenaires ? Des héros ? »

Je dois faire des yeux ronds comme des assiettes en essayant d'associer le mot à Kayari. C'est un bel échec. Je secoue la tête, reprends mes esprits, mon rôle et le fil de la conversation.

« Petit (il est effectivement plus haut que moi), je ne doute pas que tu sois plein de bonne volonté (en fait si, un peu) mais vois-tu, les … », sous-elfes ? « les drows qui ne sont pas du pays doivent être examinés par les agents locaux adaptés. J'en suis navré, vraiment. »

Oh, mais si peu. Même si je tiens véritablement à avoir l'air de me confondre en excuses. Je ne voudrais pas qu'on me reproche un nouveau délit de faciès, aussi j'essaie d'être le plus diplomate que je puis l'être. Je lui tends ma main libre.

« Je vais vous conduire à eux pour quelques questions qui ne prendront qu'un peu de votre temps si vous êtes en règles. Laissez-moi seulement votre arme pour que l'ordre publique ne soit pas troublé, je vous prie. »

Un ton plus officiel, des ordres simples et accessibles, j'en suis certain.

J'ai un grand sourire nerveux qui se fige sur mon visage. Autour de nous, la pluie commence à faire bruisser les eaux de la capitale. Ma main tendue se serre en poing devant ce refus partiel.

« Je ne crois pas que tu ais bien compris, petit. Je ne te laisse pas le choix. C'est une question de sécurité publique. Donne-moi cette épée et suis-moi. Maintenant. »

Pourquoi je me retrouve à faire cette ronde seul ?

Il commence à peine à l'ouvrir que je laisse retomber mon bras. Il n'est pas décidé à collaborer … je tapote discrètement le microphone de ma radio, selon un certain rythme. Quel âge ça lui fait ? Quinze, dix-neuf ans à tout casser. Je pourrais gagner un peu de temps, s'il ne m'oblige pas à pousser trop loin. La pluie commence à coller mes cheveux sur ma nuque ; je les sens qui font ruisseler l'eau le long de mon dos. Je crois que mon sourire s'est incrusté trop profond dans ma figure pour lui redonner un aspect plus naturel. Pas sans crampes, du moins.

« Bien. Bien ! » répété-je.

Je fais mine de remettre ma lame au fourreau. Me jette en avant. Si je dois le blesser, ce sera aux jambes. J'ai l'avantage d'avoir l'arme au clair ; pas lui.

La pluie trouble un instant mon champ de vision ; je sens mon équilibre se dérober alors que je bute contre une marche, et, alors que je ne voulais à l'origine que bousculer un peu ce drôle de pèlerin, je sens ma lame lui mordre la viande. J'aurais été à sa merci s'il n'avait pas perdu son temps à me menacer et incanter ; j'ai tout juste le temps de retrouver assez de mes repères pour laisser passer un éclair igné à un cheveu de mon oreille, avant de me laisser rouler à bonne distance. Une onde piquante se répand dans mon épaule droite, et une odeur de brûlé dans l'air alourdi par la mousson qui enrage le canal en contre-bas. Ce môme est donc un signeur. Je vais avoir du mal à le retenir ici très longtemps ; du moins sans risquer ma couverture. Mes yeux s'arrêtent brièvement sur le vide derrière-lui, celui-là précisément dans lequel j'étais tenté de le pousser il n'y a pas cinq minutes. Ce n'est plus le moment de le charger : un mouvement malheureux et je risque de le contaminer ; mais je peux au moins l'acculer à sa gargouille, quitte à prendre le risque de devoir laisser à mes collègues le loisir de le repêcher. Je plisse les yeux, engage un ample et rapide coup de taille.

Il pare ma lame courte de ses seules paumes, sans craindre d'y laisser un doigt ou deux. Ce suicidaire ne va pas me faciliter la tâche ; je commence à comprendre son style de combat et parviens au moins à me dégager avant qu'il ne réussisse à me faire balancer dans le vide. La statue près de lui vomit ses ruisselets qui chutent à grands bruits gargarisés dans les rus ; à l'eau claire se joint un trait de son sang charrié par mon arme, entre autres morceaux qui ont dû suivre le mouvement. Je me laisse emporter dans mon arc de cercle pour lui asséner un solide coup de botte, ne serait-ce que pour l'étaler au sol avant de lui faire goûter aux bains les plus publics de Dühr.